JULIEN BOBO

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Julien Bobo est né en 1980.

Ce qui peut encore mieux nous le présenter, ce sont ses œuvres : son unique et prolifique curriculum vitae. Car il peint – n'en démord pas, troublant d'emblée nos perceptions.

Longtemps stimulé et alimenté, entre autres, par Manolo Millares, Franz Kline ou Bram Van Velde, son travail le porte de plus en plus vers l'élaboration d'une non-peinture. Préférant les pinceaux usées et hors d'usage au pinceaux neufs – s’en passant même souvent –, troquant le coup contre l'empreinte, substituant le papier à la toile, Julien Bobo, en homme du livre fidèle à l'imprimerie et au travail de longue haleine, ratifie tous les jours l'accord de noir et blanc, entérine leur sédimentation dans les quelques grammes de chacune de ses feuilles. De la peinture, il ne sauve ni les outils ni les apparences et c'est ainsi que son travail d'aujourd'hui trouverait sans doute davantage d'échos et d'appels dans la photographie (les paysages de Mario Giacomelli par exemple). Brouillant les lignes, évinçant peu à peu tout motif, tout cadrage, donnant vie à chaque parcelle d'espace, ses papiers demandent au spectateur que nous sommes une attention extrême, et longue – les en remercient en ne cessant jamais leur mouvement.

Dorothée Piffard

(article paru dans Le Mange-Monde n°2)

SOUVIENS-TOI DE LA PEINTURE, à propos des papiers de Julien Bobo

Souviens-toi de la peinture.

Il y avait de la couleur et de la matière, des corps ou des paysages, parfois même des objets, diverses choses. Il y avait des épaisseurs, des aplats et des contrastes, des entailles.

Dans la peinture de Julien Bobo, tout cela est encore là mais disparu. Seules subsistent les traces d'une présence passée – un absentement : la mémoire de ce que l'on ne peut plus voir et qui existe encore. Comme le souvenir d'un film dont on aurait oublié le titre, l'auteur, l'histoire, les personnages ; dont il ne resterait que quelques résidus d'images floues. Une mémoire diffuse qui ne cesse pourtant de trembler et de vouloir faire surface.

Il y avait ses toiles et ses pinceaux, ses modèles et ses techniques.

Ici on se souvient du pinceau par des sillons qui lui ressemblent mais qui ne lui sont pas exactement fidèles. C'est que la préférence est accordée au papier, comme support et comme outil. C'est avec le papier que la peinture s'impose et c'est sur lui qu'elle se dépose. Ce que nous voyons est marqué du sceau de l'instantané, du phénomène de l'empreinte. Son temps est «ex abrupto» : comme l'entrebâillement d'une porte découvre un lieu laissé momentanément à l'abandon mais encore peuplé de nos présences ; comme le diaphragme de l'appareil photographique fixe un temps insaisissable pour l'œil nu. Si le papier est à l'honneur dans ce travail c'est qu'il n'est pas étranger, dans sa technique, à la lithographie : plutôt que la porosité de la pierre, c'est celle de la feuille qu'il utilise et la graisse aquaphobe employée là pour l'impression est substituée ici à d'autres matériaux aux propriétés similaires – pastel, essence. Ainsi les corps, les paysages et les objets continuent d'exister tant dans le support et les outils que dans ce qu'ils permettent de figurer. Le végétal, l'animal et le minéral ne sont pas étrangers au travail de Julien Bobo qui appelle les pierres charriées par l'eau du fleuve, les cavernes creusées dans la roche où se replient les animaux, les plantes dansant dans le lit du moindre cours d'eau.

Il y avait de la couleur, des contrastes et des entailles.

Ici il n'y a que noir et blanc, et si la couleur se montre ce n'est que pour souligner son absence : une tache rougeâtre, une vague ligne verte ou bleue – en creux. Du noir et du blanc, ni sombre ni clair. La surface de la feuille se révèle l'arène de jeux soustraits à l'affrontement, régis par d'autres règles que celles des oppositions ou des luttes de forces et de contrastes. Car ce sont des retrouvailles qui sont à l'œuvre, comme sur le papier d'un livre ou sur celui qui vole : la lettre ne s'imprimera si elle n'est noire sur le blanc. Ainsi elle ne combat pas le blanc du papier : elle l'embrasse. L'étreinte du noir et du blanc est de nuance et d'effacement. Sans ne jamais se perdre l'un dans l'autre, l'un et l'autre vivent dans l'altération. Et ce n'est que dans cette altération que leur amour est possible.

C'est un temps mort et un temps vivant qui s'enlacent : celui d'une mémoire œuvrant en soubassement, racontant l'histoire de choses perdues et oubliées – celui d'une finitude ; celui du travail en cours, d'une présence renouvelée qui ne cesse de se dérouler dans l'érosion d'un jour qui toujours, est à recommencer.

Rien n'est mort et rien n'est fixe, mais tout semble inerte. Rien ne s'y laisse reconnaître par celui qui ne sait ni le temps ni la patience, ni la solitude ni l'ennui. Le regard glisse s'il n'est pas calme, et s'il est saisi, c'est par l'empreinte étrangement nette, précise et répétée de quelque chose de laissé-là, presque en plan, et qui continue son existence en bruissant par en-dessous, sur une table ou à terre, rarement dans l'air, mais toujours suspendue. Parfois une forme connue se dévoile, un livre dont on aurait arrêté la lecture, qu'on aurait déjà presque oublié mais qui esseulé et rangé, demeurerait. D'autre fois, en se souvenant – en pensant à autre chose –, nous ne savons dire si ce que nous voyons est fait de peinture ou d'encre, ou si cela ne pourrait pas être une gravure ou encore une photographie. Mais l'instant visible sur le papier n'est en réalité jamais figé : une photographie oui, mais en mouvements, sans être non plus un film. Pourtant quelque chose se déroule qui est vivant et c'est alors que la peinture se rappelle à notre mémoire, par sa matière – son manque –, conservée dans la finesse des couches. La peinture, bien que presque terne et presque lisse, survit comme matière presque solide. Presque, parce que nous ne pouvons être sûrs puisque ce qui se laisse découvrir reste sans voix, existe sans aucun vouloir-dire, s'offre à nous dans un abandon de soi-même, et de main d'homme – se présente, tel un visage : irrésolu.

Ces papiers-là sont des consignes, des scènes recueillies sans légende : livre (délaissé), estampes vieillies (recherches en bibliothèque), photos ratées (conservées par distraction)... Tout ici apparaît comme laissé en place, pour reprendre, pour continuer. C'est un mur ou une route goudronnée qui abîmé, s'abîme encore, qui existant – supportant le poids d'une bâtisse ou des pas pressés –, subit jour après jour les aventures de son état : l'usure, jusqu'à peut-être, un jour : l'effondrement. Mais rien n'est encore tombé. Feignant l'inertie et la fixité, simulant la mort et offrant aux regards les traces d'un geste peut-être banal et ordinaire mais voué à se répéter ou déjà éteint, les papiers de Julien Bobo, en s'en tenant aux faits, nous rappellent à la vie.

Il y a ailleurs du calme et de l'abandonné, un chuchotement qui semble sortir de l'eau. Quelque chose qui appelle et qui à force de murmures se laisse entendre : de l'informe, rappelant des micro-organismes primitifs – de ceux que l'on trouve dans l'océan. Ils sont emprisonnés dans la feuille, ils tressaillent, respirent, ondulent imperceptiblement et sembleraient même lâcher quelques sons venus de très loin, de ces bruits qui, inconnus, pourraient nous effrayer. Mais la matière comme saupoudrée en léger relief sur le papier nous protège, et au contraire d'un malaise, c'est une quiétude qui nous saisit. Un lointain s'adresse à nous dans un langage qui nous est inconnu, charriant jusqu'à nous une part de sa distance. Et cet appel, venu d'ailleurs, nous renvoie à notre éphémère. Cette fois-ci, alors que la matière de la peinture est plus dense et plus visible, l'absence se renverse, et c'est de notre disparition qu'il s'agit. La quiétude de notre premier regard se surprend à tressaillir. Ces petits organismes se montrent plus gros, plus étonnants, parviennent même à s'extirper de la feuille qui les enserre ; ils nous assaillent, feignent de vouloir nous enlacer pour ne plus jamais se décoller. Et ce qu'ils nous disent, ce sont des mots d'amour qui nous caressent – de tendres mouvements qui nous enveloppent pour nous charmer. Leur solitude inaudible s'insinue et nous désole, non de leur sort mais du nôtre, car nous percevons que c'est dans cette solitude recluse et opiniâtre qu'ils nous survivront.

Pourtant : tout est calme.

Alors que tout à l'heure la matière semblant morte nous requérait pour la vie, maintenant la matière semblant vivante nous étreint dans la mort. C'est en nos regards que se révèle l'impression sur le papier, telle la négativité photographique : ce qui apparaît se révèle en son contraire.

Souviens-toi de la peinture.

Il y a eu sa couleur, sa matière et ses outils. Il y a son histoire, celle que les peintres, les photographes, les plasticiens et les écrivains continuent d'écrire ; faite de revirements, de bouleversements, de mouvements, mais celle surtout qui ne cesse de vivre depuis l'apparition de l'Homme, de son regard et de ses mains. Celle de Julien Bobo, par ce qu'elle nous présente sur ces papiers, nous immerge dans cette histoire. Elle se souvient de ce vivant comme mort et par là même, se ravit à la mort. En traçant la mémoire de la disparition – de sa propre disparition – elle ne cesse de chanter qu'elle est encore vivante.

Dorothée Piffard.

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